Lors de la fausse dernière soirée de Sumi à Bogota, j'ai passé la moitié de la soirée à discuter avec le videur. Tout d'abord il nous a laissé à la porte car il était presque minuit. Puis il nous a pris en pitié quand on tournait les talons, dépités, et il nous a fait rentrer: les derniers clients de la soirée.
John Freddy a 20 ans. Ses parents sont du Santander et de Cucuta, à la frontière avec la Colombie, mais il a grandi à Medellin. D'ailleurs, le Cucuta Deportivo a beau être brillant champion de Colombie 2006, John Freddy, comme tous ceux qui ont Medellin dans leur coeur, ne jure que par l'Atlético Nacional. John Freddy a arrêté d'aller à l'école à 15 ans, ce qui n'est pas si jeune en Colombie. La plupart des jeunes finissent le lycée à 16 ans et, s'ils en ont les moyens, se retrouvent directement à l'Université alors qu'ils sortent à peine de l'adolescence. John Freddy, lui, n'a pas eu les moyens. Il a alors pris son sac à dos et est parti découvrir la Colombie. Il a voyagé pendant 4 ans, faisant tous les métiers, et essayant de se tenir à l'écart des "recruteurs" en tous genres. De la chaleur tropicale de la Côte aux paramos du Tolima, il a vu de tout.
Revenu à Bogota il y a un an, il a commencé à travailler comme videur dans la Zona de Tolerancia de La Alameda, entre les Calles 19 et 24, de la Carrera 17 à la Avenida Caracas. Aussi appelée "Zona de Servicios Especiales" (sic), c'est un des quartiers de Bogota officiellement spécialisé dans les bars et clubs ouverts toute la nuit (contrairement aux boîtes de nuit qui ferment à 3h)... et les maisons closes. John Freddy y a travaillé quelques mois, puis il a estimé que c'était trop dangereux et qu'il valait mieux changer de boulot avant d'y laisser sa peau.
Son oncle et sa tante étant propriétaires et gérants d'un bar sur la Avenida Jiménez, il est venu travailler avec eux. Ce n'est qu'à dix pâtés de maison mais ça fait toute la différence. Comme la différence entre la Avenida Jiménez et le quartier de Las Cruces, où il habite, à la même distance mais vers le sud. Techniquement il pourrait y aller à pied, mais c'est hors de question. John Freddy finit de travailler au milieu de la nuit, et dans ce quartier des enfants de huit ans sont armés jusqu'aux dents. Il préfère donc prendre le taxi tous les soirs et rentrer tranquillement chez lui. Il arrive vers 4h-5h à la maison, se fait à manger, écoute de la musique romantique (vallenatos, baladas...), dors quelques heures... En milieu de matinée il s'ennuie chez lui et il repart travailler! Ces derniers jours, on lui a proposé de prendre quelques semaines voire seulement quelques jours de vacances, mais il a refusé: peur de trop s'ennuyer... Et puis c'est une sorte de protection: John Freddy n'est chez lui que quelques heures par jour (ou plutôt par nuit), et ainsi il n'embête personne et personne ne l'embête.
Cette année, John Freddy a envie de prendre une grande résolution et de concrétiser un rêve: il veut entrer dans la Police. Je lui demande si ce n'est pas aussi dangereux que de retourner dans la Zona de Tolerancia, car enfin la Colombie n'est pas un modèle de tranquilité. Mais John Freddy a confiance en sa bonne étoile, et il trouve que c'est un beau métier, proche des gens. A quelques mètres du bar il y a une station de police, et comme il fait le pied de grue devant la porte du bar, il en profite souvent pour discuter avec les policiers de service. Par contre il ne s'engagera jamais dans l'Armée: ça c'est vraiment dangereux! Il ne manquerait plus qu'ils le renvoient dans le monte alors qu'il est revenu à Bogota pour être tranquille!
Malheureusement sa bonne étoile n'a pas été suffisante pour lui éviter une mauvaise rencontre. Un jour, deux hommes et une femme armés de couteaux ont tenté de le voler. John Freddy a résisté, et s'en est tiré avec l'épaule lacérée de coups de couteau. Je lui fait remarquer que j'aurai préféré repartir à poil que blessée. Il me répond que c'est parce que je n'ai pas grandi en Colombie et que je n'ai pas la même vision des choses. Si c'était à refaire il referait pareil, et selon lui si j'avais grandi en Colombie j'aurai réagi de la même façon: il préfère perdre la vie que de se laisser dépouiller.
Cette phrase me restera dans la tête, ou plutôt dans le ventre, pendant des jours et des jours. A force d'y avoir réfléchi, je comprends la théorie: on tient à ce qu'on a durement gagné. Je comprends aussi qu'énormément de gens en Colombie grandissent dans un niveau de violence que j'arrive à peine à m'imaginer, et que ça forge forcément un autre type de caractère. Je comprends enfin qu'on ait envie de dire stop à cette violence, mais ce qui me reste en travers de la gorge, c'est qu'on soit près à le faire à son corps défendant. Pas seulement les militants des droits de l'Homme, les avocats et journalistes, les leaders communautaires qui eux se battent pour des causes plus grandes qu'eux. Mais aussi l'homme de la rue, qui a décidé qu'il voulait vivre en paix, et que ça implique aussi de ne pas se laisser faire.
Après cette discussion, il m'a fallu tout de très longues minutes pour revenir à ce pourquoi j'étais assise dans ce bar: fêter le départ de Sumi. Mais heureusement les délires contagieux de Sumi et Marquinhos ont rendu l'atmosphère plus légère, et j'ai même été invitée par le patron à programmer la musique, hehehe. John Freddy ne m'a pas oubliée et me salue chaque fois que je passe par là, planté devant l'entrée de son bar. J'espère sincèrement qu'il concrétisera sa grande résolution de l'année 2007.
John Freddy a 20 ans. Ses parents sont du Santander et de Cucuta, à la frontière avec la Colombie, mais il a grandi à Medellin. D'ailleurs, le Cucuta Deportivo a beau être brillant champion de Colombie 2006, John Freddy, comme tous ceux qui ont Medellin dans leur coeur, ne jure que par l'Atlético Nacional. John Freddy a arrêté d'aller à l'école à 15 ans, ce qui n'est pas si jeune en Colombie. La plupart des jeunes finissent le lycée à 16 ans et, s'ils en ont les moyens, se retrouvent directement à l'Université alors qu'ils sortent à peine de l'adolescence. John Freddy, lui, n'a pas eu les moyens. Il a alors pris son sac à dos et est parti découvrir la Colombie. Il a voyagé pendant 4 ans, faisant tous les métiers, et essayant de se tenir à l'écart des "recruteurs" en tous genres. De la chaleur tropicale de la Côte aux paramos du Tolima, il a vu de tout.
Revenu à Bogota il y a un an, il a commencé à travailler comme videur dans la Zona de Tolerancia de La Alameda, entre les Calles 19 et 24, de la Carrera 17 à la Avenida Caracas. Aussi appelée "Zona de Servicios Especiales" (sic), c'est un des quartiers de Bogota officiellement spécialisé dans les bars et clubs ouverts toute la nuit (contrairement aux boîtes de nuit qui ferment à 3h)... et les maisons closes. John Freddy y a travaillé quelques mois, puis il a estimé que c'était trop dangereux et qu'il valait mieux changer de boulot avant d'y laisser sa peau.
Son oncle et sa tante étant propriétaires et gérants d'un bar sur la Avenida Jiménez, il est venu travailler avec eux. Ce n'est qu'à dix pâtés de maison mais ça fait toute la différence. Comme la différence entre la Avenida Jiménez et le quartier de Las Cruces, où il habite, à la même distance mais vers le sud. Techniquement il pourrait y aller à pied, mais c'est hors de question. John Freddy finit de travailler au milieu de la nuit, et dans ce quartier des enfants de huit ans sont armés jusqu'aux dents. Il préfère donc prendre le taxi tous les soirs et rentrer tranquillement chez lui. Il arrive vers 4h-5h à la maison, se fait à manger, écoute de la musique romantique (vallenatos, baladas...), dors quelques heures... En milieu de matinée il s'ennuie chez lui et il repart travailler! Ces derniers jours, on lui a proposé de prendre quelques semaines voire seulement quelques jours de vacances, mais il a refusé: peur de trop s'ennuyer... Et puis c'est une sorte de protection: John Freddy n'est chez lui que quelques heures par jour (ou plutôt par nuit), et ainsi il n'embête personne et personne ne l'embête.
Cette année, John Freddy a envie de prendre une grande résolution et de concrétiser un rêve: il veut entrer dans la Police. Je lui demande si ce n'est pas aussi dangereux que de retourner dans la Zona de Tolerancia, car enfin la Colombie n'est pas un modèle de tranquilité. Mais John Freddy a confiance en sa bonne étoile, et il trouve que c'est un beau métier, proche des gens. A quelques mètres du bar il y a une station de police, et comme il fait le pied de grue devant la porte du bar, il en profite souvent pour discuter avec les policiers de service. Par contre il ne s'engagera jamais dans l'Armée: ça c'est vraiment dangereux! Il ne manquerait plus qu'ils le renvoient dans le monte alors qu'il est revenu à Bogota pour être tranquille!
Malheureusement sa bonne étoile n'a pas été suffisante pour lui éviter une mauvaise rencontre. Un jour, deux hommes et une femme armés de couteaux ont tenté de le voler. John Freddy a résisté, et s'en est tiré avec l'épaule lacérée de coups de couteau. Je lui fait remarquer que j'aurai préféré repartir à poil que blessée. Il me répond que c'est parce que je n'ai pas grandi en Colombie et que je n'ai pas la même vision des choses. Si c'était à refaire il referait pareil, et selon lui si j'avais grandi en Colombie j'aurai réagi de la même façon: il préfère perdre la vie que de se laisser dépouiller.
Cette phrase me restera dans la tête, ou plutôt dans le ventre, pendant des jours et des jours. A force d'y avoir réfléchi, je comprends la théorie: on tient à ce qu'on a durement gagné. Je comprends aussi qu'énormément de gens en Colombie grandissent dans un niveau de violence que j'arrive à peine à m'imaginer, et que ça forge forcément un autre type de caractère. Je comprends enfin qu'on ait envie de dire stop à cette violence, mais ce qui me reste en travers de la gorge, c'est qu'on soit près à le faire à son corps défendant. Pas seulement les militants des droits de l'Homme, les avocats et journalistes, les leaders communautaires qui eux se battent pour des causes plus grandes qu'eux. Mais aussi l'homme de la rue, qui a décidé qu'il voulait vivre en paix, et que ça implique aussi de ne pas se laisser faire.
Après cette discussion, il m'a fallu tout de très longues minutes pour revenir à ce pourquoi j'étais assise dans ce bar: fêter le départ de Sumi. Mais heureusement les délires contagieux de Sumi et Marquinhos ont rendu l'atmosphère plus légère, et j'ai même été invitée par le patron à programmer la musique, hehehe. John Freddy ne m'a pas oubliée et me salue chaque fois que je passe par là, planté devant l'entrée de son bar. J'espère sincèrement qu'il concrétisera sa grande résolution de l'année 2007.
5 comments:
You know, I never heard the entire story, and now, I have the opportunity. What a story it is... thanks for sharing it, and writing so beautifully! Stories like these are also why I need to learn Spanish before I come back. Remember the Cascabel tin you gave me? "The Universe is not made up of atoms, but of stories."
Sumi, your compliments really touch my heart. Coming from such a dear dear friend, and coming from such a litterature freak, hahaha!
Speaking of the Cascabel tin sentence, I discovered it is taken from an american poet: Muriel Rukeyser (1913-1980). However I still prefer it in spanish (if I remember):
"El universo no está hecho de átomos, sino de historias"
You're right. My friend Serge read it, and googled it and told -- believe it or not, LAST NIGHT. I was reading about her on Wikipedia. Isn't that crazy? And you're right, the Spanish does sound better - more romantic, somehow.
Acabamos de ver, Christiane y yo, una pelicula mexicana : el violin.(la historia se passa en los anos 60).
Y lo que nos dijimos después de haberlo visto es que en efecto no podemos comprender en Francia lo que es la vida en la violencia permanente. como te comprendo a leerte. Gros bisous, Alain
exact - et vécu, il y a... 25 ans ??? il faut une bonne dizaine d'années pour rechanger de peau et encore c'est une mutation, jamais plus une simple mue...
un beso, katia
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