Pedro fait un métier très XXIe siècle, caractéristique de l'ère de ce qu'on appelle les NTICs dans les conférences sérieuses entre universitaires (Nouvelles Technologies de l'Information et de la Communication). Il l'exerce dans les règles de l'art de la concurrence pure et parfaite chère aux économistes (multiplicité des vendeurs, transparence des prix, libre circulation des facteurs de production, adaptation fluide de l'offre et de la demande...). Et pourtant ni les économistes érudits ni les multinationales et leurs études de marché n'avaient vu venir ce genre de métier.
Pedro vend des "minutes". C'est-à-dire qu'il a plusieurs téléphones portables avec des abonnements aux trois grand réseaux colombiens, et il les mets à disposition des clients en faisant payer la communication à l'unité. Nokia, Motorola et consorts n'ont rien vu venir et ont dû s'adapter en vitesse en commercialisant des modèles de téléphone simples, résistants et bon marché: la Logan du téléphone portable (oui oui, celui que j'ai acheté en arrivant par exemple).
Pourquoi les économistes n'ont rien vu venir? Ma réponse: seuls les économistes du développement ont mis les pieds dans l'hémisphère Sud et savent que là où les finances font défaut règne la vente à l'unité. Quand on n'a pas beaucoup de sous on n'achète pas de piles, pansements et cigarettes par paquets, ni de lessive en énormes bidons, ni de réserves alimentaires pour un régiment. Peu importe que cela "revienne" moins cher d'acheter en gros. On achète au fur et à mesure des arrivées d'argent et des besoins parce que ça "coûte" moins cher comme ça.
Et pour les téléphones portables, c'est pareil! Ici la règle c'est que tout le monde a un portable, mais personne n'a de crédit! Ceux qui ont un peu d'argent achètent des cartes prépayées, mais la plupart des gens préfèrent téléphoner dans la rue. D'autant que les opérateurs n'ont pas harmonisé les tarifs et qu'il revient très cher d'appeler un portable d'un réseau différent du sien.
Avec l'abonnement, la minute revient à 100 pesos. Pedro travaille la plupart du temps sur le marché de Cartagena, où la concurrence entre les nombreux vendeurs de minutes a fixé le prix à 250-300 pesos la minute. De nuit ou lorsqu'il va travailler près des hôtels ou des boîtes du centre-ville, le tarif augmente à 400 pesos la minute. Il retourne alors son gilet marqué "llamadas" pour faire apparaître "llamadas a 400$".
La concurrence est parfaite puisque s'il augmente les tarifs, les clients iront ailleurs et il fera moins de bénéfice. Et s'il les diminue et que les autres vendeurs suivent il gagnera également moins par communication. L'équilibre est donc atteint. Le seul moment où il peut se permettre d'augmenter les tarifs en journée, c'est quand les autres vendeurs ont écoulé toutes les minutes prévues à leur forfait alors que lui en a encore. Forcément, les clients se rabattront sur le vendeur à qui il reste des minutes, même s'il faut payer un peu plus cher.
Comme le savent les économistes du développement, ce qui importe dans ce genre de métier ce n'est pas de travailler 8h par jour, c'est d'atteindre le but qu'on s'est fixé pour la journée et ensuite on rentre chez soi. Pour les femmes sur le marché, ça sera de vendre toute la marchandise qu'elles auront apporté. Pour Pedro, c'est de vendre 100 minutes chaque jour, ce qui lui fait un bénéfice de 20 000$ (6,6€). S'il voit que la journée est difficile, il change de quartier pour essayer de faire quand même son bénéfice du jour. S'il passe lui-même quelques appels, ils les décompte sur ses bénéfices du jour et travaille un peu plus. Parfois il faut beaucoup marcher et faire de longues journées, parce qu'il ne faut pas perdre de vue qu'à la fin du mois il faut payer l'abonnement de toutes façons. Plus d'un s'est lancé sur l'aubaine sans bien en comprendre les contraintes, et s'est endetté parce qu'il ne vendait pas assez de minutes alors qu'il avait encore de longs mois d'abonnements dûs contractuellement.
Les journées sont effectivement de plus en plus difficiles. En mars quand Pedro a souscrit les abonnements, ils n'étaient pas beaucoup de vendeurs sur le marché. Mais avec l'explosion de la téléphonie mobile, tout le monde a flairé le filon. Sur le marché, il y a donc les vendeurs de minutes, qui ne font que ça. Mais la vendeuse d'avocats vend aussi des minutes, ainsi que le poissonnier et le fleuriste. Avec l'augmentation de l'offre et la concurrence accrue, les prix baissent et il devient de plus en plus difficile d'atteindre les 100 minutes par jour vendues. A l'échéance de ses abonnements, Pedro verra si c'est toujours une activité rémunératrice ou s'il change. Il reviendra peut-être à son commerce d'avant: vendre des bonbons dans la rue.
En attendant, il rêve d'apprendre le français et l'anglais, de voyager et de découvrir le monde au delà du marché de Cartagena. Et il se rappelle avec des yeux brillants le jour où ma mère lui a offert Les Misérables et que grâce à l'imagination il a voyagé à travers le temps et l'espace...
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